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Apprentissage de la haine

En 2022, en un mois seulement, le Conseil scolaire du district de Toronto a signalé six incidents antisémites dans ses écoles. Dans trois écoles, des élèves du secondaire ont effectué le salut nazi et crié des slogans nazis, devant leurs camarades de classe et leurs enseignants juifs. Des graffitis antisémites ont été découverts dans trois autres écoles secondaires au cours de ce même mois de février 2022.

Surprenante aux premiers abords, la montée de l'antisémitisme s'inscrit en fait dans une tendance plus vaste. Durant la première année de la pandémie, le nombre de crimes haineux envers des groupes racisés ou ethniques rapportés par la police a fait un bon de 80 %.

Voir un parallèle entre la pandémie et l'augmentation du nombre de crimes haineux n'a rien de farfelu. Les yeux rivés sur leur écran pendant de longues heures durant le confinement, les adultes et les enfants ont été exposés à une quantité anormalement élevée de contenu à caractère haineux et truffé d'erreurs factuelles sur les médias sociaux et les sites de jeux.

En 2022, qu'est-ce qui peut bien pousser des enfants de 12 ans de la ville à reprendre l'un des gestes de la main et certaines des paroles les plus ignobles de l'histoire de l'humanité? La réponse se trouve dans la poche de leur pantalon. Ils l'ont vu en ligne.

C'est ce que les élèves ont admis lorsqu'ils ont été interrogés après les incidents.

« Ce ne sont pas de mauvais enfants », affirme Marilyn Sinclair, fille d'un survivant de l'Holocauste de Markham et fondatrice de Liberation75, un organisme qui commémore la libération des camps de concentration nazis et qui cherche à promouvoir l'enseignement de l'Holocauste dans tout le Canada. « Ils ne sont pas des négationnistes de l'Holocauste. Ils ont juste été indûment exposés à la désinformation et à des informations erronées. »

Il ne s'agit pas ici d'une simple question de sémantique. Une information erronée est un fait inexact, alors que la désinformation est délibérément trompeuse, incorrecte et empreinte d'une intention malveillante. Ce concept n'a rien de nouveau. Dans les années 1920, Joseph Staline a créé une unité appelée « dezinformatsiya » au sein de l'agence de sécurité soviétique KGB. Son rôle était principalement de diffuser de fausses rumeurs et de façonner l'opinion publique. Mais la désinformation prend un nouveau sens dans l'univers numérique d'aujourd'hui. Les médias sociaux, avec ses bots, trolls, pirates informatiques et microcibleurs, constituent un terreau fertile.

Sinclair travaille avec le Jewish Heritage Committee du Conseil scolaire du district de Toronto. Ensemble, ils essaient de comprendre exactement comment et pourquoi l'antisémitisme s'infiltre dans le système scolaire. Au cours des derniers mois, Liberation75 a publié un rapport basé sur un sondage réalisé auprès de 3 600 élèves de Toronto de la 6e à la 12e année. Lorsqu'on leur a demandé si un holocauste au cours duquel six millions de Juifs ont été assassinés avait eu lieu, les deux tiers ont répondu par l'affirmative. Dix pour cent ont dit que cela relevait de la fiction ou qu'il s'agissait d'une exagération et 23 pour cent n'ont pas su quoi répondre.

Le problème est en partie une question d'ignorance. Sinclair espère que cet aspect du problème sera résolu grâce à la modification du programme scolaire pour que la question de l'Holocauste fasse obligatoirement partie du programme d'histoire de 6e année. L'Ontario a été la première province à accepter d'adopter le nouveau programme, et ce, à compter de l'année scolaire 2023. Mais le cœur du problème, qui va bien au-delà de la salle de classe, est la prolifération de la haine et de la désinformation en ligne, et la façon dont cela se traduit dans le monde réel.

À titre d'exemple, en décembre 2022, deux élèves d'Ottawa ont trouvé une croix gammée sur le sol de l'école secondaire et ont déclaré qu'un autre élève avait fait un geste de salut nazi. Cet incident, pour lequel une enquête était toujours en cours à la fin de 2022, n'est que le plus récent d'une série d'incidents antisémites dans les écoles d'Ottawa, a déclaré Andrea Freedman, présidente et directrice générale de la Fédération juive d'Ottawa. Comme le rapporte le Ottawa Citizen (en anglais seulement), Mme Freedman affirme que les incidents survenus au cours des 18 derniers mois vont des croix gammées aux références aux chambres à gaz, en passant par l'utilisation du salut nazi. Elle ajoute qu'il peut être difficile de connaître avec certitude le nombre d'incidents, car « les enfants ne le disent pas nécessairement à leurs parents ».

En mars 2022, le gouvernement fédéral a convoqué un groupe consultatif pour l'aider à élaborer des projets de loi visant à traiter la question urgente des droits de la personne que constitue le contenu en ligne préjudiciable. Le groupe comptait parmi ses rangs des experts de tout acabit, notamment des spécialistes en matière de droit, de protection de l'enfance, de psychologie, de médias, de communications, d'éthique et de politiques publiques. Pour reprendre les propos du gouvernement, le défi est de créer des « espaces en ligne sûrs et respectueux » tout en protégeant la liberté d'expression des personnes vivant au Canada.

C'est une tâche colossale. Emily Laidlaw, professeure de droit à l'Université de Calgary et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit de la cybersécurité, copréside le groupe. Elle reconnaît que le conflit inhérent entre le droit à la libre expression et le droit de vivre à l'abri de la haine ne sera jamais parfaitement concilié. Ce qui importe, dit-elle, c'est le processus par lequel ces droits concurrents sont équilibrés.

À l'heure actuelle, l'équilibre est rompu. Mme Laidlaw croit que le phénomène de la haine et de la désinformation en ligne fonctionne sur le mode de la « combustion lente », où des points de vue nuisibles et haineux se sont progressivement intégrés, comme dans le cas de l'adhésion des étudiants de Toronto à l'antisémitisme. Mais il est difficile de savoir qui pointer du doigt : les fomenteurs de la haine, les plateformes en ligne qui l'hébergent et l'amplifient, ou les lacunes du cadre législatif qui ne parvient pas à l'interdire?

La Commission canadienne des droits de la personne dénonce ces lacunes depuis l'abrogation en 2014 de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui visait à tirer un trait, avec peu de succès, sur les discours haineux au Canada. Nous avons répété sans relâche, notamment lors d'un événement organisé en 2022 par le Globe & Mail dans le cadre de son enquête sur les crimes haineux au Canada, que cette question nécessite une intervention généralisée. La réintroduction de l'article 13 à la Loi canadienne sur les droits de la personne ne suffira pas. C'était un outil superficiel qui est maintenant dépassé. Nous avons besoin d'outils plus solides afin de mettre fin à la haine en ligne qui fait la promotion de l'antisémitisme, ainsi que toutes autres formes d'intolérance religieuse, y compris l'islamophobie.

Même si les classes sont plus inclusives aujourd'hui, la haine demeure en hausse. Dans l'état actuel des choses, le seul recours fédéral pour une victime de haine est le système pénal. Les limites actuelles à la liberté d'expression, telles qu'elles sont définies dans le droit pénal, sont là pour une bonne raison : les mots et les images peuvent causer un réel préjudice. La question est de savoir quelle est la meilleure façon de faire respecter ces limites dans notre univers numérique sans bornes, et si ces mesures suffisent pour résoudre le problème.

La police peut porter des accusations de méfait, harcèlement, diffusion de propagande haineuse ou incitation à la violence, mais ces crimes font rarement l'objet d'accusations, peuvent être difficiles à prouver et les auteurs de tels actes, souvent une foule diffuse se dissimulant derrière des adresses IP, sont difficiles à retracer.

La professeure Laidlaw souhaiterait que les plateformes de médias sociaux soient tenues de prouver qu'elles protègent leurs utilisateurs contre les préjudices. Elle affirme que, au même titre que les constructeurs automobiles qui doivent concevoir les voitures en tenant compte de la sécurité des conducteurs, les entreprises de médias sociaux doivent elles aussi faire de la sécurité de leurs utilisateurs une priorité, au risque d'ébranler un modèle économique qui repose sur l'outrage, la polarisation et la discorde.

Il n'existe pas de réponse simple ni de solution miracle. Mais la professeure Laidlaw croit qu'il est essentiel de rappeler aux personnes qui vivent au Canada que : « La liberté d'expression n'est pas absolue. C'est une liberté encadrée par des lois. »

En d'autres mots, la liberté d'expression n'est pas une voie à sens unique où la haine a le droit de passage. La Cour suprême du Canada l'a dit : « les expressions ne se s'équivalent pas toutes ».