Du petit coin de pelouse devant sa maison de ville, Ayesha Mohammed peut entrevoir l'avenir de son quartier. Un immeuble de six étages flambant neuf surplombe maintenant les rangées de maisons de ville qui, entrecoupées de quelques tours d'habitation, constituent le quartier Heron Gate, dans le sud d'Ottawa.
Développé dans les années 1960, Heron Gate a accueilli une communauté d'immigrants majoritairement issus de la classe ouvrière. Le quartier offrait une rare combinaison de logements abordables, de vastes espaces verts et, selon les résidents les plus âgés, un véritable « esprit de village ».
Or, la situation a bien changé au cours des dernières années. Les propriétaires se sont succédé, les normes d'entretien se sont dégradées et une atmosphère de délabrement s'est installée. Des déchets jonchant les pelouses et des fenêtres recouvertes de contreplaqué font maintenant partie du décor. Le propriétaire a fait la sourde oreille devant les plaintes des résidents et les avis de la ville, même lorsqu'il s'agissait de préoccupations graves en matière de santé et de sécurité. Ayant désespérément besoin d'un endroit pour vivre, certaines personnes ont été contraintes d'accepter des conditions inadéquates parce que c'était la seule option abordable.
En 2012, un grand investisseur a acheté Heron Gate Village et s'est lancé dans une vaste campagne de réaménagement du site. S'en sont suivies deux vagues d'expulsions, en 2016 et 2018. Petit à petit, les immeubles d'origine sont remplacés par des condos et des appartements dont le prix sera, pour la plupart, bien au-delà de ce que les résidents actuels peuvent se permettre.
Ayesha sait que ses jours à Heron Gate Village sont comptés. Chaque fois qu'elle ouvre son courrier, elle retient son souffle de peur d'y trouver un avis d'expulsion. Qui sait où sa mère et elle, qui sont arrivées au Canada en tant que réfugiées de la Somalie, se retrouveront ensuite.
« Je suis inquiète », dit-elle au téléphone depuis une usine de traitement des eaux à Ottawa, où elle travaille comme agente de sécurité. « Tout est tellement cher ici. Ottawa est en pleine crise du logement. »
Ottawa se classe parmi les marchés locatifs les plus chers au Canada pour les métropoles, tout juste derrière Vancouver et Toronto. Les faibles taux d'inoccupation signifient également que les logements disponibles sont rares. Par ailleurs, la liste d'attente pour les logements subventionnés dans la ville varie de 5 à 20 ans, selon la taille du logement, et la liste compte plus de 10 000 ménages.
En fait, la crise du logement touche l'ensemble du Canada. Pour de nombreuses personnes de la classe moyenne, cela signifie qu'ils ne posséderont jamais le genre de maison dans laquelle ils ont grandi. Selon la Banque Royale du Canada, le marché du logement au pays a atteint un sommet d'inabordabilité l'an dernier, le coût moyen de la propriété au Canada représentant 60 % du revenu médian des ménages.
Pour d'autres, cela signifie qu'ils n'auront tout simplement plus les moyens de se payer un logement, quel qu'il soit. Ce ne sont pas seulement les rêves brisés d'accession à la propriété qui sont en jeu dans la crise du logement au Canada, mais un droit de la personne fondamental : celui de l'accès à un logement adéquat. Et selon les experts, l'une des menaces les plus sérieuses à la réalisation de ce droit est le mécanisme à l'origine de ce qui se passe à Heron Gate Village : la financiarisation.
La financiarisation du logement fait référence au processus par lequel le logement est traité comme une marchandise financière et un actif à but lucratif, plutôt que de répondre à son objectif réel : satisfaire le droit fondamental des personnes à avoir un toit et à un endroit où se sentir chez soi. Avec cette tendance qui s'accélère au Canada, la financiarisation fait grimper le prix des logements et réduit l'offre de logements abordables.
La financiarisation peut prendre différentes formes, mais elle est toujours orientée vers le profit et les principaux acteurs sont des entités financières. La société qui a mis la main sur Heron Gate Village est un investisseur, un gestionnaire et un propriétaire de biens immobiliers opérant à l'échelle mondiale; cette dernière gère plus de 24 000 unités résidentielles au Canada.
Des sociétés comme celle-là, qui regroupent les logements en produits d'investissement, sont de plus en plus présentes sur le marché locatif canadien. Les fiducies de placement immobilier (FPI) sont l'un de ces outils d'investissement. Totalement absentes du marché en 1996, les FPI possédaient quelque 200 000 logements locatifs au Canada en 2021 et, combinées à d'autres types de sociétés financières, elles détiennent environ 30 % des logements locatifs construits à cet effet dans le pays.
L'objectif de ces sociétés immobilières et fonds immobiliers est de générer des profits pour les investisseurs, les actionnaires et les dirigeants. Au-delà de leurs obligations auprès des gouvernements municipaux, ils n'ont pratiquement aucun incitatif à créer ou même à maintenir des logements abordables. Dans le cas de propriétés moins récentes, la stratégie consiste souvent à investir le moins possible dans le parc immobilier existant. C'est d'ailleurs ce qu'ont pu constater Ayesha et ses voisins d'Heron Gate Village. Lorsqu'ils signalent une machine à laver brisée ou un tuyau éclaté, ils se font souvent réprimander par le personnel de bureau avant d'attendre des semaines, voire des mois, pour un remplacement ou un service.
Une fois que les installations se sont dégradées au-delà d'un certain point, les propriétaires peuvent présenter la démolition comme la meilleure option. Ils sont alors libres de développer une nouvelle catégorie de biens immobiliers qui, suivant leur propre logique, maximise la valeur financière de l'actif.
Martine August, professeure d'urbanisme à l'université de Waterloo, trouve paradoxal que le Canada, qui tient mordicus à conserver les biens sociaux tels que l'éducation et les soins de santé dans le secteur public, tolère cette situation.
« Le droit au profit a fini par s'élever au-dessus du droit au logement », dit-elle, soulignant que la financiarisation mène inévitablement à une inégalité croissante et a un impact disproportionné sur les groupes racisés.
C'est exactement ce qui s'est passé à Heron Gate Village. À la suite des évictions de 2018, au cours desquelles 105 familles ont perdu leur maison, 14 anciens locataires ont déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne, demandant réparation au niveau provincial. Ils affirment que « le déplacement massif et forcé de toute une communauté d'immigrants, de personnes de couleur, de familles et de personnes recevant une aide publique est une discrimination systémique ». Un jugement en leur faveur créerait un précédent historique en matière de protection des droits de la personne contre la financiarisation. Mais pour l'instant, leur plainte demeure sans réponse.
Selon Martine August, il faut que tous les paliers gouvernementaux se mobilisent pour réduire l'influence de la financiarisation sur le logement, et pas seulement par souci d'équité. En 2019, le gouvernement fédéral a formalisé le droit au logement en l'inscrivant dans la loi, avec l'adoption de la Loi sur la stratégie nationale sur le logement. Celle-ci oblige les gouvernements à veiller à ce que tous les Canadiens et Canadiennes disposent d'un logement abordable, sûr, accessible et décent. Avec quelque 235 000 Canadiens et Canadiennes qui sont confrontés à l'itinérance chaque année, et 40 % des locataires qui consacrent plus du tiers du revenu de leur ménage au loyer, la partie est loin d'être gagnée.
Mme August recommande entre autres le renforcement du contrôle des loyers. Certaines provinces ne disposent d'aucune forme de contrôle des loyers, et celles qui ont de telles mesures de contrôle comportent des failles facilement exploitables. Elle souhaite également que la législation anti-éviction soit plus rigoureuse et que la proportion de logements pouvant être détenus par des entités financières soit limitée. Mais surtout, elle espère un véritable changement de cap.
« Nous devons bien comprendre que les sociétés financières sont présentes dans le secteur du logement locatif uniquement pour ce qu'elles peuvent en tirer, et non pour ce qu'elles sont capables de donner », dit-elle.
Pendant ce temps, Ayesha regarde ses amis et anciens voisins se démener pour trouver un logement à Ottawa, bien consciente que son tour viendra. Elle a consulté le site Web du Vista Local, le nouvel immeuble d'appartements qu'elle peut voir de son jardin, dont les studios d'une chambre coûtent plus cher que la maison de ville de trois chambres qu'elle partage actuellement avec sa mère et un colocataire.
« Débarrassez-vous des limites et allez au-delà de l'hypothèque », peut-on lire sur le site Web. « Prenez ce qui compte et libérez-vous de ce qui ne compte pas... il est temps de choisir une vie qui vous appartienne vraiment. »
Si seulement elle le pouvait.